Édition #6 — 28 AVRIL 2019
Cette semaine, on continue sur la lancée de notre édition précédente, pour vous parler de sherry !
On vous racontera d’abord la dégustation à laquelle on a assisté le 17 avril au Hopscotch (une soirée « spéciale sherry ») et on poursuivra notre récit sur le sherry, pour répondre à la question qu’on se posait à la fin du précédent mail :
« Comment des fûts de vin espagnol ont-ils pu atterrir en Ecosse ? »
Bonne lecture,
Robin
Nos coups de coeur, nos soirées dégustation, nos critiques, etc… – Par Robin
C’était le 17 avril, il y a déjà 10 jours, mais ça restera gravé longtemps dans nos mémoires. Et pour cause, on n’avait pas vu autant de belles bouteilles sur une même table depuis belle lurette.
L’annonce de la soirée nous mettait déjà l’eau à la bouche : une dégustation centrée sur le sherry, donnée par Florian Gantheil ambassadeur des distilleries GlenDronach, Glenglassaugh et BenRiach, bien connues pour leurs créations marquées par des passages en fût de sherry (surtout la première).
Et on n’a pas été déçu : Florian s’est fait plaisir en amenant avec lui de très belles bouteilles, et nous a régalé par la même occasion. Voici un aperçu du programme de cette soirée :
Pour commencer, un Glenglassaugh sans âge (entre 8 et 9 ans d’après Florian), vieilli pendant 6 ans en fût de bourbon puis le reste en fût de sherry (Pedro Ximenez). J’avais déjà goûté au Torfa et au Evolution de chez Glenglassaugh, et j’étais tombé sous le charme de cette petite distillerie de la côte écossaise (région Highlands mais située juste à l’est du Speyside) ; j’avais donc hâte de découvrir cette nouvelle expression.
Essai transformé ! C’est un whisky très sympa, bien rond et sur lequel on identifie bien le passage en fût de sherry par ses notes de fruits secs : noix, raisin sec et pruneau en fin de bouche. Une excellente entrée en matière laissant présager une belle suite.
Et ça a pas manqué : le second nous a mis sur le cul. Un autre Glenglassaugh, un 30 ans cette fois. Boum ! Comme ça, un petit 30 ans en guise de second whisky
Un whisky sublime, distillé dans les années 80 (avant la fermeture de la distillerie pour 22 années — elle a rouvert en 2008) et qui a passé sa vie entière en fût de sherry (Pedro Ximenez) ! Quel privilège de déguster ça ! Clairement, il a fait l’unanimité chez tout le monde, et c’est surtout son explosion en bouche qui m’a marqué : difficile à décrire mais tellement chouette
Déjà après deux verres, on avait la banane. Le troisième nous a achevé ! Un GlenDronach distillé en 1995 et embouteillé en 2017 après 22 années passées dans un fût de Pedro Ximenez. Bonus non négligeable : on est là sur du brut de fût, issu d’un fût unique. Perfection ! Moi qui suis très fan de ce que fait GlenDronach, j’étais dans tous mes états : il m’a rappelé le 18 ans de leur gamme classique, à qui j’avais donné un 4.75 enthousiasmé ! Mêmes impressions avec ce 1995 : un whisky très rond, chaleureux, explosif, qui dure très longtemps et qui est des plus agréables. Un whisky parfait ou presque.
Waouw quel pied on prenait !!
La suite redescendait logiquement un peu en température (on pouvait difficilement continuer de monter) avec deux whiskies de la troisième distillerie du soir : BenRiach. D’abord un assemblage de 3 single malts de la maison, chacun d’eux ayant vieilli dans des fûts différents : sherry (Oloroso) pour plus de la moitié du produit fini, bourbon et fût neuf pour le reste. Très sympa, très gourmand.
Et pour finir, un 22 ans tourbé ayant passé 14 ans en fût de bourbon et le reste en sherry (Pedro Ximenez) : gourmand lui aussi, au nez complexe et super agréable, avec une tourbe légère et végétale. Il paye un peu sa place de dernier whisky du soir, nos palais commençant à saturer…
Ainsi s’achevait une dégustation mémorable : les papilles épuisées, les langues déliées (toute la tablée, si calme en commençant, bavardait maintenant joyeusement) et l’estomac creusé, il était temps de se donner le coup de grâce avec une énorme poutine dont le Hopscotch a le secret
En résumé :
Un peu de culture whisky – Par Robin
Avant de plonger dans les liens entre sherry et whisky écossais, un petit complément sur le vieillissement de ce vin fortifié. Dans les bodegas andalouses, les chais de vieillissements sont arrangés selon un système appelé solera. L’image ci-dessous en donne une bonne représentation :
En gros, on dispose les fûts sur 3 à 4 étages : plus on monte dans les étages, plus le sherry est jeune. On embouteille uniquement le sherry provenant de l’étage inférieur, soit le plus âgé, et la loi n’autorise à soutirer qu’un tiers du volume de chaque fût de l’étage inférieur. Une fois que le vin prêt à embouteiller a été soutiré, on remplace le volume soutiré par du sherry provenant de l’étage juste au-dessus, puis ainsi de suite jusqu’à l’étage le plus haut, que l’on complète avec du vin nouveau.
Ce processus entraine deux spécificités :
1) D’abord, comme le sherry embouteillé est un vin issu de mélanges successifs année après année, on s’assure d’avoir une qualité constante.
2) Ensuite, comme les fûts utilisés se retrouvent à être constamment remplis, ils passent des décennies au même endroit.
Conséquence : ces fûts de chêne américain sont usés jusqu’à la moelle et le bois ne transmet plus aucune caractéristique au vin. Et cet effet est même recherché : un fût trop neuf, aux tannins trop présents, aurait pour effet de limiter la formation du voile de levure qui se forme à la surface du vin pendant sa maturation, un voile qui fait toute la particularité du sherry.
Sauf qu’un fût « cramé » n’a que peu d’utilité pour le vieillissement du whisky, car dans ce cas, on a besoin que le bois soit encore assez actif pour transmettre ses caractéristiques au spiritueux.
Mais alors, comment se fait-ce ?
Eh bien il est temps de démonter une croyance bien établie :
Les fûts de sherry utilisés par les distilleries écossaises ne sont pas les fûts utilisés par les bodegas andalouses pour le vieillissement du sherry !
Ouais je sais, moi aussi ça m’a fait un petit choc ! Deux petites nuances avant de poursuivre :
Mais alors, quels sont ces fûts de sherry dont nous parlent les distilleries écossaises ? Un peu d’histoire pour comprendre…
En fait, un des principaux marchés du sherry a, de tout temps, été le Royaume-Uni. Cette passion anglo-saxonne pour ce vin doux (c’est surtout le sherry doux qui a été populaire au UK) remonte au 16ème siècle, à une époque où un embargo avec la France poussa les britanniques à trouver d’autres producteurs de vin. Mais ce n’est qu’au 19ème siècle, et particulièrement pendant les années 1860-1870, que le sherry s’est popularisé outre-Manche. Cette popularité perdura pendant la première moitié du 20ème siècle, jusqu’à connaître une véritable explosion au tournant des années 1960 : alors que l’Espagne avait exporté 350 millions de litres au coeur des années 1870, voilà qu’elle en exporté 1.5 milliards en 1980, le Royaume-Uni figurant très loin devant au classement des pays importateurs !! Cette frénésie, commencée dans les années 1960, dura jusqu’à la fin des années 1990.
Afin de fournir les îles britanniques en sherry, l’Espagne exportait son vin en bateau vers les principaux ports du Royaume-Uni, et notamment à Leith, à côté d’Edimbourg. Durant ce voyage maritime, le sherry était stocké dans des fûts de chêne européen quasi neufs.
À son arrivée au Royaume-Uni, le sherry était soit consommé en vrac au cul du fût, soit embouteillé. Une fois le fût vidé, il était alors plus intéressant pour les négociants de vendre ces fûts sur place que de les renvoyer en Espagne. Et les Ecossais de saisir cette belle opportunité à une époque où les fûts de bourbon se faisaient encore rares !
Mais comme je le disais plus haut, ces fûts dans lesquels le sherry voyageait n’étaient pas les fûts dans lesquels le sherry avait vieilli. C’était des fûts quasi neufs dédiés au transport, utilisés seulement à quelques occasions pour fermenter des vins nouveaux (ce qui permettait de neutraliser les arômes du bois neuf avant transport).
Le « vieux » sherry ne restait donc que quelques semaines à quelques mois dans ces fûts de transport : suffisant pour leur transmettre tous ses arômes (le mouvementé voyage maritime aidant à l’absorption d’alcool par le bois), mais assez court pour que le bois soit encore actif pour agir sur le whisky par la suite.
Sauf qu’en 1981, l’Espagne oblige ses producteurs viticoles à embouteiller tous leurs vins sur le territoire espagnol : fini le transport maritime en barrique ! Catastrophe !
Il fallait trouver une alternative. Plusieurs ont été essayées. Puis une d’elles a été conservée jusqu’à aujourd’hui. Désormais, les « sherry casks » utilisés par les distilleries écossaises sont des fûts préparés spécifiquement pour cette utilisation.
Les distilleries envoient leur cahier des charges aux tonnelleries espagnoles (bois, toastage du bois…) puis les fûts ainsi produits sont livrés à des bodegas avec lesquelles les distilleries (ou plutôt leurs propriétaires) ont généralement noué des accords.
Ces bodegas remplissent ensuite ces fûts avec du sherry jeune (environ 2 ans) de qualité moyenne, puis laissent ce sherry faire son effet sur le bois neuf pendant 1 à 2 ans (18 mois en moyenne).
Après cette période, le vin est retiré du fût puis est ré-utilisé plusieurs fois pour la même utilisation, jusqu’à ne plus valoir grand chose : il est alors transformé en vinaigre (de Xérès !). Quant au fût ainsi préparé (et vidé), il est envoyé en Ecosse pour accueillir du whisky.
Résumons :
Finissons quand même sur une bonne note. Ce système de préparation de fûts dédiés à l’industrie du whisky présente un grand avantage : ne pas être tributaire de la consommation (et donc de la production) de sherry. Celle-ci s’étant écroulé à partir des années 1990 (-50% entre 1990 et 2010), on aurait pu craindre une raréfaction des fûts de sherry, mais il n’en est rien.
En gros, pas besoin de se forcer à boire du Xérès pour préserver les finitions sherry de nos whiskies préférés
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